Chapitre 40
Dans la lumière grisâtre du matin, Kahlan, debout sur un chariot, se campa devant les soldats qui attendaient son discours. À ses pieds, le capitaine Ryan et ses deux lieutenants observaient calmement leurs hommes.
L’Inquisitrice fut bouleversée par la jeunesse de tous ces visages. Des gamins… Elle allait demander à des gamins de se sacrifier. Mais avait-elle le choix ?
Chère mère, pensa-t-elle, est-ce pour ça que tu as pris Wyborn ? Pour me préparer à ce que je vais devoir faire ?
— J’ai peur, dit-elle, d’avoir une seule bonne nouvelle à vous annoncer. Nous commencerons par là, histoire de vous donner du courage pour la suite, qui sera moins agréable.
Kahlan prit une grande inspiration.
— Votre reine n’a pas été tuée à Ebinissia, et les bouchers qui ont rasé la ville ne l’ont pas capturée. Elle devait être absente de la capitale. Ou elle aura réussi à s’enfuir… Quoi qu’il en soit, Cyrilla est vivante !
Les jeunes hommes retinrent leur souffle un instant, comme s’ils redoutaient qu’elle ajoute quelque chose, puis ils laissèrent éclater leur joie.
Kahlan leur accorda le temps de se réjouir. Certains, oubliant leur statut de militaires, s’enlaçaient en dansant. D’autres pleuraient d’allégresse…
Ces garçons adoraient leur reine. Face à tant de vénération, l’Inquisitrice se sentit toute petite, comparée à sa demi-sœur. Et elle n’avait aucune envie de doucher l’enthousiasme de son auditoire…
Comprenant son dilemme, Ryan sauta sur le chariot, à côté d’elle, et réclama le silence.
— Du calme, soldats ! cria-t-il. Vous êtes devant la Mère Inquisitrice, alors cessez de vous comporter comme une bande d’écoliers ! Montrez-lui que vous êtes de vrais hommes !
Les vivats cessèrent. Ryan s’écarta de Kahlan et l’invita à continuer.
— Les habitants d’Ebinissia, reprit-elle, n’ont pas eu autant de chance.
Aussitôt, les sourires s’effacèrent et les yeux des soldats cessèrent de briller.
— Vous aviez tous des parents ou des amis en ville… Moi-même, je connaissais certaines victimes. (La jeune femme baissa un instant le regard.) Hier, je suis allée dans le camp de nos ennemis avec l’espoir de sortir pacifiquement de cette crise. Mais leur but est de conquérir toutes les Contrées – pour commencer – et ils tueront ceux qui résisteront. Comme les habitants d’Ebinissia…
Poings levés, les jeunes soldats hurlèrent qu’ils ne laisseraient pas faire ça.
Kahlan reprenant la parole, ils se turent avec une belle discipline.
— Les bouchers qui ont massacré les vôtres se sont donné le nom d’Ordre Impérial. Ils ne servent aucun royaume et entendent les dominer tous. Nul gouvernement, roi, seigneur ou Conseil n’a d’autorité sur eux. Ils sont la loi, ils incarnent l’ordre, et se croient tout permis. La plupart viennent de D’Hara, mais j’ai vu aussi des Keltiens.
Des murmures furieux coururent dans les rangs. L’Inquisitrice leur laissa libre cours quelques instants.
— Il y avait aussi des soldats d’autres pays. Et des Galeiens !
Cette fois, des voix indignées crièrent que ce n’était pas vrai.
— Je les ai vus de mes propres yeux ! explosa Kahlan. (Le silence revint, tendu comme la corde d’un arc.) Ça me brise le cœur, mais c’est la vérité. Des hommes de toutes les origines se joignent à l’Ordre Impérial, et il y en aura de plus en plus s’ils croient voler au secours de la victoire… et se tailler la part du lion dans le nouveau monde dont rêvent ces fous.
» La cité de Cellion est à quelques jours d’ici. L’Ordre Impérial la soumettra… ou la rasera.
» D’autres villes, des villages et des communautés agricoles subiront le même sort si nous ne faisons rien. J’irai bientôt en Aydindril lever une armée qui combattra au nom des Contrées. Mais cela prendra du temps. Et chaque jour, l’Ordre Impérial grossit comme une rivière en crue. Pour l’heure, personne ne peut l’endiguer. À part vous !
Kahlan marqua une pause, histoire de laisser les hommes assimiler ses propos.
— N’étant pas en mesure de consulter le Conseil, j’ai dû agir comme aucune Mère Inquisitrice ne l’avait fait depuis plus de mille ans. De ma seule autorité, j’ai engagé les Contrées du Milieu dans une guerre. Les forces de l’Ordre Impérial doivent être exterminées, et il n’y aura ni négociations ni compromis. Y compris en cas de reddition de l’adversaire… Au nom des Contrées, j’ai juré que nous ne ferions pas de quartier.
Les jeunes soldats la regardèrent, stupéfaits.
— Que je vive ou meure, ce décret est irrévocable. Tous ceux qui soutiendront l’Ordre Impérial en subiront les conséquences.
» Soldats, ce n’est pas au nom de Galea que je vous exhorte à vous battre, mais des Contrées du Milieu. Car la menace pèse sur tous nos royaumes.
Des hommes crièrent leur certitude de triompher. Ils étaient dans leur droit et se montreraient à la hauteur du défi.
— Vous le pensez vraiment ? leur demanda Kahlan. Regardez-vous les uns les autres, soldats ! (Presque tous les yeux restèrent rivés sur elle.) Obéissez ! Regardez vos camarades !
Désorientés, les jeunes gens tournèrent la tête dans tous les sens, découvrant une multitude de visages souriants, comme si tout ça était un jeu.
— Quelques-uns d’entre vous, reprit l’Inquisitrice, se souviendront à jamais des traits de leurs amis. Gravez-les dans vos mémoires et préparez-vous à les pleurer. Car il n’y aura pas beaucoup de survivants, si vous livrez cette bataille…
Dans le silence de mort, Kahlan entendit le lointain gazouillis d’un écureuil. Qui finit lui aussi par se taire…
Quand elle reprit la parole, tous les sourires s’étaient effacés.
— Nos ennemis sont en majorité des D’Harans. Entraînés depuis leur adolescence, ils ont participé à des guerres civiles et écrasé des révoltes. Une vie entière de combat ! Pour eux, le mot « paix » n’a pas de sens. Depuis le printemps, quand Darken Rahl les a lancés sur les Contrées, ils sont dans leur élément : la guerre ! Et jusque-là, sans connaître la défaite…
» Ils adorent se battre et ont depuis longtemps oublié la peur. Ils organisent entre eux des joutes, souvent mortelles, pour avoir le droit d’être en première ligne et de frapper avant leurs camarades.
Kahlan laissa son regard errer sur les jeunes soldats.
— Vous êtes sûrs de vous, de votre entraînement et de vos tactiques ?
Tous hochèrent la tête.
L’Inquisitrice désigna un sous-officier – sans doute un sergent, à ses galons.
— Alors, votre camarade va répondre à une question… Sur le champ de bataille, alors que vous venez de rattraper l’ennemi, vous commandez les piquiers et les archers. Soudain, des milliers d’hommes attaquent, résolus à vous couper du reste de vos forces. Tous brandissent les lourdes lances aux pointes barbelées qu’ils appellent des argons. Quand on est blessé par une de ces armes, la retirer vous arrache les entrailles. Du coup, presque toutes les blessures sont mortelles. Face à des milliers d’hommes ainsi équipés, quelle sera votre tactique ?
Le jeune homme bomba le torse.
— Disposer les piquiers en rangs serrés pour protéger les archers. Une formation en pointe de flèche devrait être idéale. Boucliers levés et piques brandies, cette ligne devient un mur impénétrable pour les attaquants. Les archers peuvent ainsi les abattre avant qu’ils arrivent au contact. Ceux qui y parviennent s’embrochent sur les piques. L’assaut repoussé, le commandement ennemi y réfléchira à deux fois avant d’en lancer un autre.
Kahlan fit mine d’être impressionnée.
— Bel exposé…, dit-elle. (Le sergent rayonna et ses compagnons se rengorgèrent. Ils étaient vraiment de sacrés stratèges !) Quand la frontière s’est écroulée, au printemps dernier, j’ai vu les armées les plus expérimentées des Contrées employer cette méthode face aux hordes de D’Harans.
— Eh bien, dit le sergent, ça prouve que je suis dans le vrai. Ces types se fracasseront contre nos défenses.
L’Inquisitrice se permit un petit sourire.
— L’avant-garde des D’Harans, cette élite qui gagne par le sang le droit d’être en première ligne, a trouvé quelques répliques intéressantes à cette manœuvre. Primo, ces soldats portent des rondaches qui les protègent des flèches pendant qu’ils chargent. Secundo, j’ai oublié un petit détail au sujet des argons. Vous verrez qu’il a son importance. Les hampes de ces armes sont revêtues d’acier sur presque toute leur longueur. Et pendant que vos adversaires chargent, insensible aux tirs des archers, ils lancent leurs argons sur vous.
— Nous avons des boucliers, rappela le sergent. Après avoir gaspillé leurs argons, les D’Harans seront vulnérables.
— L’avant-garde est composée de colosses aux bras deux fois plus gros que les vôtres. Les argons sont très pointus. Propulsés par des muscles aussi puissants, ils se ficheront dans vos boucliers. Et je vous ai dit qu’ils étaient barbelés…
La confiance des Galeiens parut soudain en prendre un coup.
— Récapitulons : vos boucliers hérissés d’argons qui les alourdissent, vous lâchez vos piques et dégainez vos épées pour couper les hampes. Hélas, l’acier est résistant… Comme les D’Harans courent très vite, ils vous fondent dessus, sautent sur les hampes des lances fichées dans vos boucliers, vous font tomber à genoux et finissent le travail avec leurs haches.
» J’ai vu des hommes être fendus en deux, du crâne au nombril, par ces armes.
Les soldats se regardèrent, leur assurance plus qu’ébranlée.
— Ne croyez pas que je parle dans le vide. J’ai vu des D’Harans submerger ainsi une force dix fois supérieure en nombre. Une charge aux argons est presque aussi dévastatrice qu’une attaque de cavalerie – la multitude en plus ! Quant à la cavalerie d’harane… Eh bien, elle est si particulière, qu’il vaut mieux vous épargner une description…
» L’attaque d’Ebinissia a coûté a nos ennemis une bonne moitié de leurs forces. Savez-vous ce qu’ils font, dans leur camp ? Ils chantent et se saoulent ! Avec tant de camarades morts, seriez-vous d’humeur aussi guillerette ? Eux, ils s’en fichent !
» Soldats, vous pensez pouvoir vaincre une armée dix fois plus puissante et j’admets que c’est possible. Mais ce sont les hommes d’en face qui accomplissent de tels exploits. Pas vous ! N’y voyez aucun mépris de ma part, mais vous n’êtes pas leurs égaux. Pour le moment…
» Je ne prétends pas que vous perdrez, au contraire. Mais pour vaincre, il faudra changer les règles du jeu. Après vous avoir exposé mon plan, je conduirai le premier assaut. L’Ordre Impérial n’est pas invincible et nous allons le prouver.
» Encore un détail, mes amis… À partir d’aujourd’hui, je ne vous traiterai plus de gamins. Car vous êtes désormais des hommes ! Ceux qui sauveront les Contrées !
Un peu refroidis par ce qu’ils venaient d’entendre, les soldats crièrent néanmoins qu’ils se battraient jusqu’au bout. Mais à la droite de Kahlan, certains ne semblaient pas convaincus, et ils se disputaient avec ceux qui voulaient les empêcher de s’exprimer.
— Si vous choisissez de combattre, ajouta Kahlan, il faudra obéir aveuglément. Aujourd’hui, vous avez la permission de parler librement, sans risquer de sanction. Alors, si vous avez quelque chose à dire, c’est le moment ou jamais.
Un homme libéra son bras de l’étreinte d’un autre et cria :
— Nous sommes des guerriers ! Pas question d’obéir à une femme !
— Pourtant, vous suiviez la reine Cyrilla.
— Nous nous battions pour elle, c’est vrai. Mais elle ne venait pas pérorer sur les champs de bataille. C’est un travail d’homme.
— Quel est ton nom, soldat ?
— Je m’appelle William Mosle, et j’ai été formé par le prince Harold en personne.
— Moi, j’ai tout appris du père du prince, le roi Wyborn. C’était mon père. Oui, je suis la demi-sœur d’Harold et de Cyrilla !
Sans quitter Mosle des yeux, Kahlan fit taire les murmures de surprise.
— Mais ça n’a rien à voir avec la hiérarchie… Alors, écoutez bien ! Vous obéissez à vos officiers, qui prennent leurs ordres de la reine. Elle-même en répond devant le Conseil, que je dirige ! Si mon nom est Amnell, comme celui de Cyrilla, l’important est mon titre ! Quand la Mère Inquisitrice vous dit d’entrer dans un lac et de marcher, vous devez le faire, tant pis si vous respirez de l’eau et voyez des poissons ! Me suis-je bien fait comprendre, soldats ?
Quelques hommes poussèrent Mosle du coude, l’incitant à ne pas renoncer.
— Ça signifie que vous avez le pouvoir, dit-il. Pas que vous êtes compétente.
Kahlan soupira et écarta de son front une mèche empoissée de sang.
— Il serait trop long, aujourd’hui, de vous parler de ma formation, des victoires que j’ai remportées contre toute attente et des hommes qu’il ma fallu tuer pour ça. Mais sachez qu’hier, je suis allée dans le camp ennemi pour vous sauver la vie. Un sorcier accompagnait les troupes de l’Ordre Impérial. Si vous aviez attaqué, sûrs de votre supériorité stratégique, cet homme vous aurait vu venir de loin… et sa magie aurait fait un massacre.
Mosle ne parut pas ébranlé. Certains de ses camarades, en revanche, se rembrunirent. Affronter l’acier était une chose. Mais la magie…
— La Mère Inquisitrice a tué le sorcier, annonça Ryan en faisant un pas en avant. (Des soupirs de soulagement montèrent des rangs.) Sans elle, nous aurions couru au désastre. Sachez que j’ai décidé de suivre aveuglément ceux que j’ai juré de servir : mon pays, ma reine, les Contrées du Milieu et la Mère Inquisitrice. Nous repousserons l’Ordre Impérial… sous les ordres de la Mère Inquisitrice !
— Je suis un soldat de l’armée de Galea ! rugit Mosle, de plus en plus hostile. Pas de je ne sais quel corps uni des Contrées ! Pourquoi donnerais-je mon sang pour un pays comme Kelton ? (Quelques soldats manifestèrent bruyamment leur approbation.) Ces bouchers se dirigent vers la frontière. Cellion est à cheval sur deux royaumes et la plupart de ses citoyens sont des Keltiens. Que nous importe leur sort ?
Des disputes éclatèrent un peu partout dans les rangs.
— Mosle, tu es une honte pour… commença Ryan, rouge de colère.
— Non, coupa Kahlan. Ce soldat parle librement, comme je le lui ai permis. Vous devez tous comprendre que je ne vous ordonne rien. Je vous demande de lutter pour les Contrées du Milieu. Des milliers de Galeiens sont déjà tombés face à l’Ordre Impérial. Je ne vous forcerai pas à mourir pour une cause que vous n’épousez pas. Car je le répète, il n’y aura pas beaucoup de survivants… C’est à vous de décider, soldats ! Ceux qui ne veulent pas se battre devront partir, car ils ne seront d’aucune utilité à leurs camarades. Et je ne veux pas, à nos côtés, d’hommes qui ne croient pas à ce qu’ils font. Ceux qui resteront, en revanche, devront m’obéir sans discuter.
La voix de l’Inquisitrice se fit plus glaciale que la bise.
— Dans les Contrées, personne n’a de grade supérieur au mien. En cas d’insubordination, la sanction sera impitoyable. L’enjeu est trop élevé pour que je tolère les trublions.
Elle leva un index et le pointa vers les soldats.
— C’est le moment de choisir. Et n’oubliez pas : dans tous les cas, il ne sera pas question de revenir en arrière.
Kahlan glissa les mains sous son manteau et attendit que les soldats aient fini de débattre. Des insultes et des cris fusèrent. Quelques hommes se massèrent autour de Mosle, les autres s’en écartant comme s’il avait la peste.
— Moi, cria-t-il, je m’en vais ! Pas question d’obéir à une femme, même celle-là ! Qui vient avec moi ?
La soixantaine d’hommes qui l’entouraient levèrent un bras.
— Alors, allez-vous-en vite, dit Kahlan, avant d’être pris dans une bataille qui ne vous concerne plus.
— Nous ficherons le camp dès que nous aurons fait nos paquetages, dit Mosle, indifférent au regard méprisant de l’Inquisitrice. Vous ne nous jetterez pas dehors comme des malpropres !
Certains soldats loyaux avancèrent, l’air menaçant.
— Laissez-les partir ! ordonna Kahlan. Qu’ils prennent leurs affaires et s’en aillent !
Mosle et ses partisans se détournèrent. Tandis qu’ils s’éloignaient, l’Inquisitrice les compta. Soixante-sept… Soixante-sept défections…
— Il y a d’autres candidats au départ ? (Personne ne broncha.) Alors, dois-je comprendre que vous vous battrez ? (Des cris enthousiastes retentirent.) Qu’il en soit ainsi… J’aurais préféré ne pas vous demander ça, hélas, il n’y a personne d’autre… Je pleure déjà ceux qui tomberont. Mais sachez que personne, dans les Contrées, n’oubliera jamais votre sacrifice.
Du coin de l’œil, Kahlan regarda les soixante-sept soldats marcher entre les chariots et récupérer des vivres au passage.
— À présent, passons à notre exposé tactique… Vous devez comprendre, soldats, qu’aucune glorieuse bataille ne nous attend. Si vous rêviez de superbes mouvements de troupes, oubliez ça ! Nous n’affronterons pas l’Ordre Impérial face à face. Le but est de tuer de toutes les autres façons possibles.
— Mère Inquisitrice, dit timidement un homme, le code d’honneur d’un soldat ne lui impose-t-il pas de combattre loyalement ses adversaires ?
— Dans une guerre, la loyauté ne compte pas. Le véritable honneur, c’est de vivre en paix. Dans un conflit, on tue avant d’être tué.
» Pour votre survie, il faut vous mettre cette idée en tête : prendre une vie n’a rien de noble, quelle que soit la méthode. Un mort reste toujours un mort. Au combat, on tue pour protéger ceux qu’on aime. Un duel loyal et héroïque ne les défend pas mieux qu’un poignard planté dans le cœur d’un ennemi endormi. Mais la deuxième solution est moins dangereuse…
» Si cette vision des choses vous perturbe, pensez à l’» honneur » dont ont fait montre les soudards de l’Ordre Impérial. Rappelez-vous qu’ils ont violé vos mères et vos sœurs. Et demandez-vous ce qu’elles auraient pensé, en agonisant, de votre sens de la loyauté…
Kahlan vit les hommes frissonner à ces évocations. Obsédée par les visages des jeunes suppliciées, elle eut du mal à ne pas insister sur le sujet.
— Si l’ennemi vous tourne le dos, félicitez-vous-en, car il ne pourra pas vous frapper. Et si vous le voyez au bout d’une flèche, à bonne distance, ce sera encore mieux, puisque vous serez hors de portée de son argon. Et s’il est en train de manger, tant mieux : il ne pourra pas donner l’alarme avec la bouche pleine. Quant au sommeil, peut-on rêver moment plus propice pour égorger quelqu’un ?
» Hier, mon cheval a fracassé le crâne d’un officier d’haran. Ça n’avait rien de glorieux, mais ainsi, je sais qu’il ne donnera pas un ordre qui entraînera la mort de certains d’entre vous. Et cette idée emplit mon cœur de joie.
» Nous allons combattre pour sauver les hommes et les femmes des Contrées – ceux qui vivent et ceux qui restent à naître. Vous étiez à Ebinissia, soldats ! N’oubliez jamais les visages des morts ! Souvenez-vous de leurs souffrances ! Pensez aux hommes qui furent capturés et décapités !
» Pour que ça ne se reproduise pas, nous devons abattre ces bouchers ! Ce n’est pas une affaire de gloire, mais de survie !
Au dernier rang, deux soldats firent des gestes obscènes à leurs camarades avant d’aller rejoindre le groupe de Mosle. Soixante-neuf… Mais personne d’autre ne les suivit.
Le moment était venu… Kahlan avait chassé de l’esprit des soldats leurs brumeux rêves de gloire, leur montrant la vérité toute nue. La plupart, désormais, mesuraient les enjeux des batailles à venir. Et ils comprenaient mieux le rôle qu’ils auraient à jouer dans ce conflit.
Oui, le moment était venu de poser sur leurs épaules un terrible fardeau, et de les transformer en machines à tuer, afin d’écarter à tout jamais la menace.
Kahlan écarta les bras.
— Je suis morte ! cria-t-elle au ciel plombé. (Stupéfaits, les soldats tendirent l’oreille.) Ce qui est arrivé aux miens – mes pères, mes mères, mes frères et mes sœurs – ma vidée de mon sang. Mon cœur est mortellement blessé par l’horreur de leur destin.
Sa voix vibra soudain de rage.
— Seules la victoire et la vengeance me rendront la vie ! Soldats, je suis la Mère Inquisitrice, mais aussi vos mères, vos sœurs et les filles que vous n’avez pas encore ! Je vous demande de mourir avec moi et de me venger pour que nous revenions tous ensemble à la vie !
» Ceux qui marcheront à mes côtés sont morts avec moi. Et tant que nos ennemis vivront, nous le resterons ! Qu’avons-nous à redouter, puisque nous avons déjà perdu la vie ? Soyons des spectres, soldats, jusqu’à ce que le dernier des bourreaux d’Ebinissia gise dans la poussière !
Elle regarda les jeunes soldats suspendus à ses lèvres, dégaina son couteau et posa la lame sur son cœur.
— Prêtons serment, compagnons, sur la mémoire des habitants d’Ebinissia, désormais en compagnie des esprits, et sur la vie de tous les habitants des Contrées !
Presque tous les hommes dégainèrent leurs lames et se la plaquèrent sur le cœur. Sauf sept, qui allèrent rejoindre Mosle en crachant des imprécations.
Soixante-seize…
— Nous nous vengerons sans pitié pour que nos vies nous soient rendues ! cria Kahlan.
— Nous nous vengerons sans pitié pour que nos vies nous soient rendues ! répétèrent les soldats.
William Mosle jeta un regard haineux à l’Inquisitrice avant de suivre ses compagnons, déjà en route vers le col.
— Nous sommes liés par ce serment, désormais, déclara Kahlan. Ce soir, nous commencerons à harceler l’Ordre Impérial. Pas de quartier, soldats ! Et pas de prisonniers non plus !
Cette fois il n’y eut pas de vivats. Concentrés, les hommes attendirent la suite.
— Vous ne voyagerez plus comme avant, avec des chariots pour transporter les vivres et l’équipement. Il faudra vous charger uniquement de ce que vous pouvez porter. Notre mobilité doit être maximale, afin de désorienter nos adversaires. Je veux pouvoir fondre sur eux à tout moment – et de toutes les directions. Nous sommes des loups en chasse, soldats. Comme une meute organisée, nous influencerons les déplacements de nos proies.
» Originaires de ce pays, vous connaissez les forêts et les montagnes environnantes. Je parie que vous les arpentez depuis votre enfance, et nous tirerons parti de cet atout. L’ennemi se déplace en terre étrangère. Il s’en tiendra aux grands cols, adaptés aux chariots et aux longues colonnes de fantassins. N’étant plus encombrés de véhicules, nous passerons partout, exactement comme des loups.
» Triez le contenu des chariots, et ajoutez à vos paquetages ce que vous pourrez transporter. Abandonnez les armures complètes. Elles sont trop lourdes et ne correspondront pas à notre façon de combattre. Prenez les protections qui ne vous gêneront pas pendant une marche forcée. Et emportez autant de vivres que possible.
» J’interdis toutes les boissons alcoolisées, y compris la bière. Quand Ebinissia sera vengée, vous pourrez vous saouler à mort. Jusque-là, c’est interdit. Chaque homme devra être lucide à tout moment de la journée. Avant d’en avoir fini avec l’Ordre Impérial, nous n’aurons pas le droit de nous détendre.
» Les vivres surnuméraires devront être transférés dans quelques-uns des plus petits chariots. Il me faudra des volontaires pour les livrer à l’ennemi.
Les soldats murmurèrent de surprise.
— Devant nous, la route fait une fourche. Quand l’ennemi aura passé cette bifurcation et pris le chemin de Cellion, ces chariots emprunteront l’autre voie, puis des pistes plus étroites, pour contourner et devancer nos adversaires. Revenus près de la route principale, les volontaires attendront avec les chariots l’arrivée de l’avant-garde de l’Ordre Impérial. Là, ils lui couperont le chemin, pour être vus. Une fois la poursuite lancée, nos hommes abandonneront les véhicules chargés de nourriture… et de boisson.
» L’Ordre Impérial m’a semblé à court d’alcool. Ce soir, ces soudards célébreront leur bonne fortune. J’espère qu’ils seront saouls quand nous les attaquerons…
Les Galeiens apprécièrent à sa juste valeur la tactique de Kahlan.
— Gardez cette image à l’esprit, soldats : nous sommes une meute de loups qui tente d’abattre un taureau. N’étant pas assez forts pour le foudroyer d’un coup, nous allons le fatiguer, le faire basculer sur le flanc, et lui porter le coup de grâce. Il n’y aura pas d’assaut massif. Nous le harcellerons, petite morsure par petite morsure, pour l’affaiblir peu à peu. Jusqu’à ce que l’avantage ait changé de camp…
» Cette nuit, nous nous infiltrerons dans leur camp pour une attaque éclair. Ce sera une action organisée, pas un raid de sauvages. Nous aurons une liste d’objectifs conçus pour miner la résistance du taureau. Souvenez-vous que je lai déjà à demi aveuglé en tuant le sorcier.
» Les sentinelles tomberont d’abord. Vêtus de leurs uniformes, nos éclaireurs s’introduiront dans le camp pour repérer nos cibles. La priorité est de réduire leurs possibilités de contre-attaques. Cela passe par l’affaiblissement de la cavalerie. Soldats, nous devrons nous en prendre à leurs chevaux. Ne perdez pas de temps à les tuer : leur briser les pattes sera suffisant. Il faudra aussi détruire les vivres. Nous sommes assez peu nombreux pour nous approvisionner en chassant et en achetant leur surplus aux fermes environnantes. Pour l’Ordre Impérial, C’est une autre affaire. Privés de leurs réserves, ces bouchers auront de gros problèmes.
» Il faudra tuer tous les spécialistes susceptibles de fabriquer ou d’entretenir leur armement. Des forgerons aux types qui fabriquent les flèches… Ils doivent avoir des réserves de plumes d’oie, pour les empennages. Nous devrons les voler ou les faire brûler. Comme les réserves de cordes pour les arcs. Si vous les dénichez, détruisez leurs clairons et tuez ceux qui en jouent. Ça compliquera leurs communications.
» Les lances, les piques et les argons seront rangés ensemble, comme dans tous les camps du monde. Quelques coups d’épée ou de hache en mettront un grand nombre hors d’état de servir. Pour les argons, des haches très lourdes, voire des marteaux, plieront assez les hampes pour les rendre inutilisables. Chaque arme brisée est une de moins qui nous passera à travers le corps. Brûlez leurs tentes, pour qu’ils aient froid la nuit. Et leurs chariots, surtout ceux qui transportent de l’équipement.
» Les officiers sont essentiels. Si on me donne le choix, ce soir, je préférerai abattre un gradé que mille soldats. Sans commandants, mal équipé et ralenti, notre taureau tombera plus facilement sur le flanc.
» Si l’un de vous pense à une autre technique de sabotage, qu’il en parle au capitaine Ryan. Ce soir, le but n’est pas de tuer des soldats, mais de priver la bête de ses ressources, et de saper sa confiance. Sans oublier la peur ! Ils n’y sont pas habitués et elle leur fera commettre des erreurs. Grâce à ça, il sera plus facile de les tuer. J’entends les terrifier, et je vous dirai plus tard comment procéder…
» Il vous reste quelques heures pour tout préparer. Ensuite, nous partirons. Envoyez des éclaireurs, histoire de savoir à tout moment où sont nos ennemis. Je veux des rapports réguliers, afin d’éviter les surprises. Ouvrez grand les yeux et signalez tout ce qui sort de l’ordinaire. Si un lièvre saute plus haut que la normale, informez-m’en. Nous tentons de les tromper. Ils peuvent nous rendre la monnaie de notre pièce. Alors, ne tenez rien pour acquis.
» Puissent les esprits du bien vous accompagner. À présent, au travail !
Les hommes se dispersèrent en échangeant des cris et de grands gestes. Un des lieutenants lança des ordres à ceux qui l’entouraient.
— Lieutenant Sloan, dit Kahlan pendant qu’il regardait ces soldats s’activer, placez au plus vite les sentinelles et les guetteurs. Que tous vos gars qui savent faire de la peinture blanche ou du blanc de chaux réunissent la matière première nécessaire. Nous aurons besoin de grandes cuves. Je veux aussi qu’on fasse chauffer des pierres, pour l’intérieur des tentes.
— Bien, Mère Inquisitrice, répondit l’officier sans s’étonner de ces ordres étranges.
— Faites préparez les chariots de vivres et de boissons, mais attendez mon ordre pour les laisser partir.
Sloan se frappa le cœur du poing et partit sur-le-champ.
Les jambes de Kahlan menaçaient de se dérober sous elle. Épuisée, elle avait mal partout et parvenait à peine à garder les yeux ouverts.
Nerveusement, c’était encore pire. En quelques heures, elle avait engagé les Contrées dans une guerre et exhorté cinq mille hommes à sacrifier leur vie. Malgré la tiédeur inhabituelle de l’air, elle frissonnait dans son manteau.
Ryan approcha d’elle sous le regard attentif des Hommes d’Adobe, debout près du chariot.
— J’aime votre plan, dit-il.
Il sauta à terre et tendit une main à Kahlan. Elle l’ignora, sauta à son tour, et, un vrai coup de chance, parvint à rester sur ses jambes. Avec ce qu’elle s’apprêtait à faire, accepter l’aide de l’officier était hors de question.
— À présent, capitaine, je vais vous donner un ordre que vous détesterez. Envoyez des hommes à la poursuite du groupe de Mosle. Assez nombreux pour faire proprement le travail.
— Le travail ?
— Tuer ces types jusqu’au dernier ! Expédiez un détachement qui prétendra vouloir se joindre à eux, pour qu’ils ne fuient pas en le voyant. Des cavaliers les suivront, hors de vue, au cas ou certains réussissent à fuir. Quand le piège sera refermé, abattez-les. Ils sont soixante-seize. Comptez les corps pour être sûr qu’il n’y a pas de survivants. Si un seul s’échappait, je serais très mécontente.
— Mère Inquisitrice…
— Ça me déplaît profondément, croyez-moi. Mais les ordres sont les ordres. (Kahlan se tourna vers les Hommes d’Adobe.) Prindin, accompagne le détachement. Et assure-toi que le travail est bien fait.
Le chasseur hocha la tête, conscient que cette décision, si déplaisante fut-elle, était la bonne.
— Mère Inquisitrice, dit Ryan, bouleversé, je connais ces hommes depuis longtemps… Vous leur avez permis de partir. Nous ne pouvons pas…
Kahlan lui posa une main sur le bras. Il blêmit face à cette menace implicite.
— Je fais ce qu’il faut pour notre sécurité. Et vous avez juré de m’obéir. (Elle baissa le ton.) Ne m’obligez pas à faire soixante-dix-sept victimes…
Ryan hocha la tête et elle retira sa main.
— Si j’avais su qu’on commencerait par massacrer nos propres hommes…
— Vous vous trompez. Ce sont des ennemis.
Ryan désigna le col.
— Ils sont partis dans la direction opposée ! Ces braves gars ne se joindront pas à l’Ordre Impérial.
— Vous croyez qu’ils l’auraient fait sous vos yeux ? Un petit détour, capitaine, et ils rallieront les bouchers !
Kahlan partit vers la tente qu’on lui avait préparée.
Ryan la suivit, refusant d’en démordre. Prudents, les trois Hommes d’Adobe lui emboîtèrent le pas.
— Si vous étiez si soucieuse, pourquoi les avoir laissés partir ? Sans votre intervention, mes hommes les auraient tués.
— Je voulais que tous ceux qui désiraient nous lâcher puissent partir sans craindre de représailles.
— Comment jurer que tous les « traîtres » s’en sont allés ? Il peut rester parmi nous des espions et des assassins.
— C’est vrai. Mais pour le moment, je n’en ai aucune preuve. Si la situation change, je prendrai les mesures qui s’imposent. (Kahlan s’arrêta devant la tente.) Si vous pensez que je me trompe au sujet des « traîtres », sachez que je suis sûre de mon fait. Mais si c’était le cas, c’est un prix que nous devons payer. Si nous les épargnons, et qu’un seul nous trahisse, nous tomberons dans un piège ce soir. Si nous mourrons, qui s’opposera à l’Ordre Impérial ? Combien d’innocents périront, capitaine ? Si j’ai tort, soixante- seize mourront. Si j’ai raison, j’aurai sauvé une multitude de braves gens. À présent, exécutez vos ordres.
— Vous n’espérez pas que je vous pardonne un jour cette infamie ? lâcha Ryan, tremblant de rage.
— Non. J’entends que vous m’obéissiez, c’est tout. Détestez-moi si ça vous chante, capitaine. Tant que vous vivez, ça m’est égal.
L’homme serra les dents, muet de colère.
— Capitaine, dit Kahlan en saisissant le rabat de la tente, je suis épuisée. Il me faut un peu de sommeil. Qu’on poste un garde devant ma tente pendant que je me repose.
— Comment savez-vous que ce ne sera pas un traître qui vous égorgera au milieu de votre somme ?
— C’est possible… Mais si ça arrive, un de ces trois chasseurs me vengera…
Ryan tourna la tête vers les Hommes d’Adobe. Dans sa fureur, il avait oublié leur présence.
— Avant de châtier le coupable, dit Chandalen, je lui ferai tenir les yeux ouverts avec des petits bâtons, pour qu’il voie ce que je lui inflige.
Le lieutenant Hobson arriva au pas de course, une assiette dans les mains.
— Mère Inquisitrice, j’ai pensé que vous auriez faim. C’est du ragoût…
Kahlan se força à sourire.
— Désolée, lieutenant, mais je suis trop fatiguée pour manger. Pouvez- vous le garder au chaud jusqu’à mon réveil ?
— Bien sûr, Mère Inquisitrice !
— J’ai une mission pour vous, lieutenant, grogna Ryan au jeune homme souriant.
— Qu’on me réveille dans deux heures, dit Kahlan. En attendant, vous aurez tous de quoi vous occuper.
Elle entra dans la tente et s’écroula sur le lit de camp. Une couverture posée sur les jambes, elle tira sur son manteau pour se cacher les yeux.
Dans ce minuscule îlot d’obscurité, elle commença à trembler comme une feuille. Elle aurait donné sa vie pour que Richard la serre dans ses bras cinq minutes…